mercredi 27 novembre 2013

Une maman pour Kadhir: histoire d'une page couverture



Pour les élèves qui, cette semaine, découvriront  Une maman pour Kadhir, dans le cadre du projet Écouter Lire le Monde: voici les trois esquisses pour la page couverture de cet album. Trois esquisses patiement et splendidement dessinées par l’illustratrice, Pascale Constantin. 

Pour la première esquisse,  Pascale avait dessiné le bébé tout seul sur la plage, après le tsunami.  On lui a demandé de rajouter Anjali, la femme qui a trouvé le bébé sur la plage.
 

Pour la deuxième esquisse, Pascale a dessiné Anjali de dos, pour qu'on voit clairement sa tresse. C'était ma suggestion (de mettre le personnage de dos), mais en voyant l'esquisse, je me suis rendue compte que ce n'était pas la meilleure idée...


Quand j'ai vu cette troisième esquisse de Pascale, j'ai crié (toute seule dans mon bureau): Ah! Oui! Yes! Yé!  C'est ça, c'est ça! C'est beau! C'est vraiment, VRAIMENT BEAU!


Et comme tout le monde adorait cette esquisse, Pascale a finalement pu faire la page couverture finale en couleur, à la craie pastel.


 Pour connaître l’histoire de Bébé 81, qui m’a inspiré cet album, cliquez ici.

dimanche 24 novembre 2013

Une belle rebelle, envolée



Chère Monique,
Je relis tes mots, ces mots où tu écris « Elle est convaincue que la joie la guérira de son cancer. »
Et je rage contre la joie, qui t’a laissée tomber.
Qui nous a laissés tomber. 

Tu es partie trop vite Monique.
Trop tôt.
Et tu ne voulais pas partir.

Je relis de nouveau tes mots.
Je relis ce passage où tu écris : « tout arrive au bon moment, même la mort ».
Alors je me calme.
Et j’accepte.
Ton départ.
Ta mort. 

Tu vas me manquer Monique. 
Toi et ton indignation, que j’admirais tant.
Tes tirades indignées, lors de nos soupers « d’anciennes de l’ACDI » (elle aussi désormais disparue…) vont me manquer.
Qui, maintenant, dans nos soirées de « filles », va pester et gueuler contre notre façon de faire de la coopération internationale?
Tu le faisais avec tellement de passion et de panache.

Toi Monique, l’impénitente idéaliste, tu voulais être une « 
marchande d'espoir ».
Tu voulais que nous soyons tous des « marchands d’espoir » et tu te désolais de voir que nous le faisions si piètrement.   
On sentait en toi la femme qui « se sentait étrangère dans son propre pays ».
C’était à la fois une superbe qualité (celle d’avoir l’esprit critique et de ne pas suivre le troupeau de moutons) et une douleur profonde (cette d’être toujours en quête d’appartenance).

Tu étais si rebelle, Monique, et ça te rendait belle.
Mon regret est de ne pas te l’avoir dit.

Je te le dis, maintenant, Monique.
Merci. Merci d’avoir été une si ardente rebelle.

Et j’emprunte à ton texte Elle en moi pour te dire, tout doucement, la tête levée vers les étoiles, où tu te balades peut-être : Monique, ton souvenir est en moi.
Restera en moi.
Andrée
 

En 2010, Monique Letarte, a remporté le prix Radio-Canada, catégorie récit.  Pour honorer la mémoire de Monique, décédée le 12 novembre, voici le texte qui lui a valu le prix. 




Elle en moi
                                                de Monique Letarte


Elle ferme, ouvre, ferme la porte ; enlève son manteau ; s'assoit ; lève un sourcil inquisiteur vers la chaise ; lit un autre chapitre des Chaussures italiennes de Henning Mankell ; se surprend à pleurer encore une fois ; songe à tous ses deuils laissés sur un trottoir, dans un café, dans un lit d'hôpital ; revoit l'intraveineuse insérée dans sa peau flasque ; raccroche son manteau sur un cintre ; s'exaspère de sa perpétuelle indécision ; imagine les rues trop calmes ; n'en peut plus de cette vie cachée derrière des portes closes ; n'en peut plus de sa solitude ; répète le mot « solitude » ; pense à de petits enfants, à un mari, à une cause... au sentiment d'appartenance qu'elle n'a pas ; se demande comment appartenir à nouveau ; prend une feuille de papier et énumère des causes qui l'intéressent ; se dit qu'on finit peut-être par faire n'importe quoi juste pour ne plus être seul ; jette à nouveau un regard à son manteau sur le cintre ; ressent toujours le vide ; lit un autre passage du livre qui la fascine tant ; veut absolument voir du monde ; décroche son manteau, le met et sort.


De ma chambre d'hôtel, j'observe le jour se lever : un vol éclair de perruches, le cri rauque des corneilles, les aboiements des chiens errants, le son d'une clochette appelant au rituel. Tout à côté, en bas, une femme pompe son eau matinale : ablutions quotidiennes, bain des enfants, étanchement de la soif. Pendant que le crépuscule se dissipe, le sonore se transforme lentement en images sur les toits de Katmandou. De l'autre côté de la ruelle, un homme assis en lotus est tourné vers le soleil levant. Il prie, parfois en silence, parfois avec des sons gutturaux. Cris de l'aigle aux murmures du jour. Sur le toit d'à côté, une jeune femme, appuyée sur la balustrade, regarde poindre le jour. On dirait qu'elle attend quelque chose. Elle reste là, immobile, plusieurs minutes, quitte soudainement son point d'attache pour faire les cent pas sur le toit de ciment gris. Avec son kurta vert et jaune, ses cheveux noirs attachés à l'arrière, elle ressemble à une abeille. La jeune femme revient à la balustrade, regarde vers les montagnes et reprend sa marche rapide aux quatre coins du toit pour s'arrêter devant un petit temple dédié à Shiva. Elle s'agenouille sur le ciment, allume un bâton d'encens, fait sonner une cloche, prie et se relève pour retourner vers la montagne. La voix rauque d'une femme l'appelle. Elle s'empresse de chercher l'eau et se dirige vers l'escalier descendant à l'étage. Voir ainsi la vie prendre naissance à mes côtés chaque matin me rassure.


Elle entre dans un café ; commande un thé vert ; s'assoit à la première table ; regarde autour d'elle ; voit une dizaine de tables hautes sur pattes longeant le mur du fond ; constate que cinq des six tables sont occupées par des personnes seules fixant un livre ou un ordinateur ; sort de son sac à mains Les chaussures italiennes ; l'ouvre à la page 72 : « C'était comme entrer dans un monde où toute direction aurait disparu, un monde privé de points cardinaux... » ; médite un moment sur les « points cardinaux » ; soupçonne que les siens ont disparu avant l'apparition du cancer, quand elle a pris conscience, à son retour du Népal, qu'elle se sentait étrangère dans son propre pays ; qu'elle ne partageait plus les valeurs de son entourage. Elle replonge le nez dans son bouquin.

Dans le rétroviseur, je vois sourire le chauffeur de taxi. Les rues sinueuses et poussiéreuses me donnent l'impression d'être dans un labyrinthe. À quelques reprises, le chauffeur doit s'arrêter, reculer et reprendre le virage tellement les rues sont étroites. Il garde le sourire. Sur les abords des rues, des étalages de fruits et de légumes, des vendeurs ambulants et des enfants jouant avec un pneu ou encore pendant à un sein vide. Devant, des autorickshaws pétaradent en crachant de grosses fumées noires à côté d'une vache et de son veau somnolant à l'ombre. J'ai l'impression d'être à ma place, unie à mon règne.

Elle sort du café ; marche vers le canal ; constate le vide des trottoirs ; ne veut plus penser au cancer ; veut seulement profiter de l'air frais ; martèle ce désir dans sa tête ; décide de compter sur ses doigts la longueur de son inspiration, de son expiration ; allonge son souffle du tiers ; pousse ses limites un peu plus ; se sent en contrôle de son corps. Apaisée, elle remarque le rouge vif des feuilles ; donne un coup de pied sur un amas sur le sol ; est surprise par une main qui se pose sur son épaule ; écoute son cœur faire trois bonds ; continue d'avancer comme si de rien n'était ; entend les pas accélérer à côté d'elle ; aperçoit l'homme reculant devant elle, casquette à la main ; prend conscience de ses yeux dans les siens ; qualifie son regard de « vague » ; imagine l'homme dans un terrain vague ; fouille dans sa poche ; sort un deux dollars, le dépose dans la casquette rouge d'un club de sport quelconque ; découvre le sourire franc et triste de l'itinérant ; observe l'homme bifurquer vers la droite ; se surprend à sourire ; remet le compteur à zéro.

Le soleil de midi plombe sur Durbar Square. Les vendeurs cherchent un coin d'ombre sous un
parasol, les porteurs, sous leurs toits de chanvre et les autres, aux abords d'un temple. Aucun arbre, que de la pierre et du bois. Je m'assois quelques minutes à l'ombre du temple Kasthamandap et me gave d'eau. « Kastha » qui veut dire bois et « mandir », temple, comme dans Katmandou. Je me lève, reprends ma marche, tourne à droite, à gauche, me perds, demande où je suis, repars, tourne, frise l'épuisement, mange un samosa, bois un thé, marche encore, aboutis je ne sais où, m'en fous, demande où est Thamel ; marche encore, remarque une boutique pour trekkeurs, traverse plusieurs coins de rues, rêve d'une bière bien froide, cours presque, aperçois une terrasse, tombe assise sur la première chaise, commande une Corona et m'allume une cigarette. Derrière une foison de fleurs tropicales, je vois grouiller la vie sans que les vélos et les rickshaws me roulent dessus. Toute cette vie me rend heureuse. Sur le trottoir, un lépreux aux moignons râpés se déplace en rouli-roulant et des enfants seuls et sales s'acharnent à retenir les passants. Je remarque une fillette emmitouflée de la tête aux pieds dans une couverture de laine brute qui tend sa seule main visible. Elle marche vers un bac de livres et tente d'en prendre un. Le propriétaire la chasse violemment.

Elle continue de marcher avec le sourire de l'homme dans la main ; pense à sa solitude à lui ; se demande ce qu'il faisait avant d'en arriver là ; jongle avec les possibilités ; se rappelle l'homme au rouli-roulant à Katmandou ; repense à sa grande pauvreté et à son rire contagieux ; se rend compte que le sentiment de vide qu'elle éprouve ressemble beaucoup au vague des yeux de l'homme à la casquette, se dit qu'elle aurait pu lui parler ; revient à son souffle.

Jour de pleine lune, j'ai l'honneur d'être invitée à l'anniversaire de Rimpoche. Je hèle un taxi pour le fameux temple bouddhique de Swayambhunath, appelé le temple aux singes. Un chemin de pierres étroit me conduit au monastère. Une quinzaine de personnes sont accotées aux murs d'une pièce toute en longueur. Rimpoche est au bout, assis sur un divan bas recouvert d'un tissu aux losanges rouges et blancs. Je m'agenouille à ses pieds, il pose une main sur ma tête en récitant un mantra. Je le remercie en joignant les mains. Des gens entrent et sortent : on prépare la procession autour du stupa de Swayambhu. Je suis conviée à me joindre aux personnes qui porteront le livre de prières tibétain sur l'épaule pour bénir tous ceux qui en feront la demande. Derrière nous des moines soufflent dans un cor. Je marche en toute humilité, consciente de mon rôle et de mon pouvoir. Hommes, femmes et enfants se prosternent devant moi dans l'espoir d'être bénis par le livre sacré. Je pose mon livre sur leurs têtes. Baiser de Bouddha. Je ralentis le pas et me vois à la place des prêtres de mon enfance qui eux aussi offraient leur bénédiction. Est-ce possible qu'un simple toucher transforme la douleur en espérance ? Suis-je devenue marchande d'espoir ? Je ne sais pas, mais chaque visage qui s'illumine à mon passage me rend heureuse.

Elle tourne la clef dans la serrure ; ouvre la porte ; observe que rien n'a changé ; enlève son manteau; l'accroche sur un cintre ; s'assoit sur sa chaise en rotin devant la fenêtre ; prend un cahier, un crayon ; note les mots qui lui font mal : efficacité, performance, individualisme ; écrit les mots qui la rendent heureuse : partage, appartenance, contribution, présence... Elle est convaincue que la joie la guérira de son cancer. 
Une vingtaine de femmes sont là, entassées sur un même tapis de paille. Couleurs qui se mélangent et se marient. Visages lovés dans l'épaule de l'autre sans autre raison que d'appartenir au même genre. Je pense à une meute de chiens endormis au coin d'une rue sans nom. Je suis à la fois mal à l'aise et enveloppée par une grande paix intérieure. Ce que je fais dans la vie n'a plus d'importance. La plus vieille des femmes me fait signe de me joindre à elles. Je ne sais pas où je pourrai trouver un coin pour m'asseoir. Les femmes se blottissent encore plus les unes contre les autres et m'offrent l'espace d'une cuisse au milieu de la connivence. Je me laisse tomber sur elles et ris.

Elle regarde les montagnes oranges ; admire la beauté ; désire toujours sentir fourmiller la vie autour d'elle ; s'interroge sur ce que sont devenus les humains ; se demande où ils sont ; les imagine derrière un bureau, devant un ordinateur, au centre d'achat. Elle se lève ; s'attable à son ordinateur ; l'ouvre pour la énième fois.

Je marche seule et pourtant légère. Un homme avec des rayures blanches sur le front me croise et sourit. Un adorateur de Vishnu ou de Shiva ? Je ne suis pas certaine, mais tous ces signes que les gens portent pour s'identifier par rapport à l'autre me fascinent : un bracelet, un collier ou encore un point sur le troisième œil peuvent distinguer une femme mariée d'une femme célibataire ; une tête chauve peut signifier un homme endeuillé ; chaque caste a ses codes. Je suis reconnue par défaut : je suis une hors-caste avec tout ce que ce statut implique. Dans cette société tissée serré, je suis la frange du châle et je m'y sens bien au chaud.

Elle lit ses messages ; navigue sur le Web ; cherche frénétiquement une cause, un groupe, une communauté, n'importe qui, n'importe quoi pour l'allumer ; s'attarde sur une page ; n'est pas concentrée ; admet qu'elle a peur de souffrir, de mourir ; se décourage ; ferme l'ordi ; retourne sur sa chaise en rotin devant la fenêtre ; reprend son roman ; s'immerge dans le don qu'a Fredrik de soutenir Harriet dans ses derniers moments de vie ; est profondément touchée par la capacité des êtres humains à recevoir ce que la vie leur apporte ; se dit que tout arrive au bon moment, même la mort.

La rue qui descend vers le temple de Pashupatinath est bordée de petits commerces d'encens, de fleurs et d'objets saints de toutes sortes. Pashupatinath avec ses gath crématoires sur les berges de la rivière sacrée Bagmati. Pashupatinath, temple dédié à Shiva protecteur du Népal. Je me dirige vers la rivière où des enfants rient et crient dans l'eau sale. Trois bûchers sont prêts à brûler. Je m'assois à l'ombre. Deux jeunes hommes à la tête rasée, vêtus d'une longue chemise blanche, passent devant moi, transportant un brancard. Le corps d'une jeune femme est enveloppé d'un sari nuptial rouge brodé or. Sur son corsage, un bouquet de fleurs. Le visage blême contraste avec sa chevelure ébène. Les deux hommes déposent le corps sur le bûcher. Un autre homme s'approche et met le feu aux brindilles. Une odeur de bois et d'encens d'Orient monte à mes narines. J'inspire et inspire à nouveau, les yeux fixés sur le corps qui prend feu. J'ai beaucoup de gratitude pour cette vie et cette mort qui se jouent en ma présence. Intenses et sans artifice. L'homme allumeur donne un coup de bâton, sec, sur le crâne de la défunte. Je vois des volutes bleutées monter vers le ciel et me demande si c'est ainsi que l'âme se libère du corps.

Elle gribouille dans son cahier le mot « enracinement » ; aime bien ce mot ; l'écoute résonner ; reconnaît que c'est le mot juste pour elle, qu'il est la clef qui ouvre sur l'action, le moment présent ; croise les doigts ; lève la tête vers la montagne ; note l'apparition de plaques brunâtres au milieu de l'orange. Elle inspire en elle toute la force et la stabilité de ce paysage automnal.